Black Swan, vague Draupner et fight ; shit happens !

Suite à mon article sur les « valeurs martiales », j’ai reçu quelques remarques intéressantes de pratiquants qui ont évidemment réagi face à mes prises de positions. Je remarque une fois de plus qu’il est douloureux de sortir du confort de ses certitudes, tant il est rassurant d’évoluer à l’intérieur d’un cadre qui structure. Pourtant, malgré toutes nos croyances, le dojo reste le lieu de pratiques artificielles.

La « cadre » : club, discipline, mentalité…état des lieux

Ce cadre est essentiel à l’épanouissement de l’homme. La discipline au sens large en est un par exemple. Les règles du dojo également. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le cadre reste artificiel ; et cela, quelque soit sa taille. En plus de trente années de pratique sérieuse des arts martiaux, j’ai pu le voir évoluer justement ce cadre ; le cadre de la pseudo-efficacité !

Dans les années 70, le Karaté était l’art martial ultime. Un type d’1,50 m devait être capable de briser des planches et des briques de ses poings nus. Si en plus il avait les yeux bridés, une aura de mysticisme liée à son origine devait l’entourer et lui octroyer une forme d’invincibilité ; pour un peu, il était capable de balancer des boules de feu grâce à la maîtrise de l’énergie interne (avec ses mains hein, pas avec son cul pour paraphraser cette réplique de Mel Gibson dans Bravehart ; restons correct !). Comme disait Jean-Claude dans les bronzés, ça vient de loin, c’est asiatique !

Puis, dans les années 90, tout le monde jurait par les techniques de jambes hautes, les fabuleux high kicks de la boxe américaine et assimilée. Puis un jour, Rick Roufus est sorti sur un brancard et tout le monde a « découvert » la puissance des low kicks, et un truc tout simple mais pourtant évident : avoir une tourelle qui distribue des obus c’est bien, mais si on sape ses fondations, elle s’écroule.

Ensuite, nous avons eu avec les premiers UFC, la « révélation », que les techniques de frappes étaient loin d’être les plus efficaces dans un combat au « cadre élargi » (encore cette notion de cadre vous avez remarqué ?!). Une grande partie des pratiquants s’est tourné alors vers le Jiu Jitsu brésilien, pour acquérir les bases de leurs nouvelles idoles, membres de la famille Gracie. Actuellement, l’outil ultime quand il s’agit d’apprendre à se défendre, s’appelle Krav maga. Pensez donc, c’est pratiqué par les commandos israéliens ! Et le combat (…rhétorique; il faut quand même pas exagérer) de faire rage entre les pratiquants de MMA et ceux de Krav maga, quant à savoir celui qui aura la plus grosse (ça revient -toujours- à ça grosso modo).

Dans la vraie vie il n’y a pas de cadre

Quelle que soit la discipline à laquelle vous vous adonniez, il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître qu’elle se pratique à l’intérieur d’un cadre, et c’est tant mieux, car elle est sensée vous préparer à quelque chose. Si on prend l’exemple de la compétition, l’entraînement doit vous former à ramener une médaille, il n’est pas la compétition lui-même. Si vous vous entraînez dans l’optique de la self-défense, l’entraînement doit vous préparer à la « guerre », il n’est pas la guerre lui-même. Sinon je peux vous dire que vous ne trouveriez plus de partenaire de jeu aussi facilement si la moitié des protagonistes devait repartir sur un brancard après chaque entraînement. Il y a forcément des règles, et heureusement. Encore une fois, il s’agit d’un curseur que l’on déplace, et qui concerne le niveau de stress entretenu dans l’entraînement, le degré de violence, d’implication physique, de techniques utilisées ou interdites etc… On peut déplacer ce curseur très loin, mais… il y a toujours un cadre. Même dans le cas de Wanderlei Silva, qui s’entraînait en Chute boxe, il me semble que les coups aux parties génitales et les piques aux yeux étaient interdites. Il y a donc bien un cadre, malgré un curseur qui est poussé très loin à l’entraînement.

Le problème, c’est que dans la vie, et si l’on considère l’aspect purement martial ( guerre totale), ce cadre n’existe pas, et toutes les situations potentielles et imaginables peuvent se présenter.

Je me souviendrai toujours de cette phrase lue dans un livre sur l’écriture de scénario : « tout ce que vous pourrez imaginer et écrire sera toujours en deçà de ce que la vie peut vous proposer ».

A cela s’ajoute un biais cognitif très dangereux pour la survie à long terme.

Écarter le risque de « Black Swan »

L’être humain évolue dans un cadre de représentation du risque qui adopte une vue de répartition Gaussienne. Il y a donc une forme de biais psychologique qui exclu par nature l’événement soudain, non prévisible non contrôlable dans le sens classique de la préparation et de la gestion du risque. Ouragan, tsunami, tremblement de terre… Quand ça arrive, tous les repères habituels s’effondrent et il faut s’en remettre à la chance et à ses capacités de résilience pour se sortir de la situation. Rien n’est joué d’avance dans ces cas-là.

Pour moi, une guerre ou une agression, quelle qu’elle soit, entre dans cette dimension. Lorsque le sabre est tiré de son fourreau, tout peut arriver. L’erreur dramatique des pratiquants de sport de combat, d’arts martiaux ou de self défense, c’est d’exclure ce risque de Black Swan, ou du moins de confondre les deux. C’est-à-dire, minimiser, d’une certaine façon l’inconnu. Un type me bouscule dans la rue, ou me provoque, en me disant « tu veux jouer avec moi » ? (cas vécu). Quel doit être mon état d’esprit ? Dans ce cas de figure, mon état d’esprit a été de lui répondre que je ne jouais pas (l’énergie et l’intention qui émanait de ma réponse étaient celle-ci : tu pénètre mon espace de liberté, je déchaîne les enfers, et je n’aurai pas de limites). Vous pensez que c’est extrême ?! Ça l’est effectivement. Après tout, il ne veux que « jouer ». Le gars s’est éclipsé et a recommencé son petit jeu plus loin. La victime était semble-t-il moins convaincante que moi dans son refus. L’indélicat joueur a fait jaillir une gazeuse et une fois sa proie arrosée, lui a sauté dessus avec une autre hyène qui l’accompagnait. Gratuitement, sans autre volonté que de nuire et de « s’amuser » un peu. Tout peut basculer très vite, en un instant, et vous n’avez aucune maîtrise de l’intention de l’autre (ou des autres !), que votre état d’esprit. Pour la petite info, le « joueur » n’en était pas à son coup d’essai. Agresseur, violeur (pour ce que l’on en sait…), il a trouvé la mort plus tard, pendu dans sa cellule. Je pense avoir eu beaucoup de chance ce jour-là.

L’expérience est un atout important dans toute situation, mais j’insiste sur le fait qu’elle n’est pas suffisante. Vous pouvez avoir survécu à dix attaques au couteau et vous faire planter à la onzième !

La sagesse, ici, consiste à réaliser que dans 0,0001% des cas, vous aurez affaire à un Black Swan, et que votre état d’esprit DOIT vous préparer à cette éventualité. Pas les confrontations de mâles dominants ou la violence sociale ordinaire. Car vous n’en savez strictement rien. Vous ne savez pas dans quelle cadre vous allez devoir traiter le problème. Et une fraction de seconde de retard liée à une mauvaise lecture de la situation, peut vous coûter la vie. C’est une réalité.

A mon sens, si vous n’êtes pas prêt à vous engager dans un combat total, lâchez l’affaire si vous le pouvez. Car une fois que la poudre tonne, le champ des possibles est sans limites. « Le sabre est un trésor dans son fourreau ».

L’exemple des marchés financiers

Le monde de la finance est intimement lié à la notion d’efficacité et de principe de réalité. Comme dans tout domaine pointu, il vous faut des connaissances, l’expérience, et des qualités intrinsèques (acquises ou innées, ce débat n’est pas l’objet de cet article). Voici les réalités :

  • Il s’agit de prospérité financière ou de potentielle mort financière.
  • On se fout du style, le but c’est de gagner du pognon et / ou d’éviter d’en perdre.
  • Tous les coups sont permis à cet effet.
  • Vous pouvez être un vieux renard de la finance et vous faire exploser à un moment.
  • Il y a une gestion pointue du risque, avec un curseur à déplacer en fonction de votre appétit au risque ou votre aversion. Dans tous les cas, si vous exposez tout votre capital, vous acceptez le risque de tout perdre.
  • Un black swan peut arriver à tout moment (crise de 29, bulle internet de l’an 2000, crise des subprimes…) et vous pouvez malgré tout tout perdre.

Les similitudes sont frappantes !

Ne pas négliger l’évolution de ce que vous pratiquez

N’en déplaise à certains qui croient que pratiquer un art traditionnel c’est se glisser dans une belle tenue (kimono par exemple), et pratiquer une discipline ancestrale qui a toujours fonctionné de cette façon, avec les mêmes codes, votre art évolue. C’est une constante historique. Le port du kimono en karaté date des années 1920-30. Les katas sont relativement récents et ont eux-mêmes évolués au court du temps.

Aborder votre art comme une discipline figée est une énorme erreur. Bien souvent, l’aspect figé des techniques et de la discipline est issue d’une volonté d’uniformisation relativement récente (pratique de masse, d’où facilité d’adopter des standards qui facilitent la transmission au plus grand nombre), ou de marketing lié au clientélisme ; on structure le bazar afin d’organiser une hiérarchie, des grades, pour développer une clientèle.

Si on ne considère qu’une seule chose dans l’évolution récente des disciplines de combat, c’est leur tendance à développer de plus en plus leur aspect éducatif. Quelle que soit la « nouvelle discipline ultime » qui émerge, elle va inexorablement se développer d’un sport de confrontation dure à un support éducatif de développement essentiellement sportif. Vous n’y pouvez rien, c’est comme ça et c’est essentiellement lié au cadre administratif et légal, culturel et aussi, il faut bien le dire, au business !

Je me souviens de l’avènement de la boxe américaine en France, avec Valéra en couverture du magazine Karaté avec des menottes ! La boxe US était un truc de bad boys, tout comme le karaté l’était avant. Un truc de tueurs que l’administration voulait même interdire ! Évidemment, au début, ça attire la testo et la couille, puis le style gagne en popularité, vit sur sa réputation « d’art ultime », mais finit inexorablement par tendre vers l’aspect éducatif au détriment d’une certaine « réalité » et brutalité dans sa pratique. Les promoteurs de l’art se forment, le style se structure, et plus il y a de « clients », plus celui-ci devient soft. Les « brutes » se tournant alors vers le « nouvel art ultime » qui pointe le bout de son nez. Chaque discipline martiale à connu ce type de cycle : Karaté, puis, boxe américaine, puis boxe Thaï, et maintenant MMA… La pratique de loisirs passe du dur au soft. Regardez d’ailleurs les photos des clubs de karaté aujourd’hui, avec le physique des mecs. Il y a aujourd’hui, beaucoup de femmes, d’enfants, un public masculin plus mâture, moins athlétique…Cela joue aussi sur le mode d’entraînement, quelle que soit la discipline.

Dans tous les cas, il est nécessaire de penser « hors du cadre ».

Soyez vigilant et pensez hors du cadre

Je voudrais vous raconter ici une anecdote, plus légère, n’impliquant pas mort d’homme potentielle 🙂 ! Lorsque j’avais mon club, nous organisions en début de saison une démonstration pour présenter nos activités et le président du club de l’époque, ceinture noire et enseignant également se retrouva dans une situation délicate. Nous offrions la possibilité à ceux qui le souhaitaient de tester la discipline et le père de deux de mes élèves se retrouva face à mon fameux président !

Solide gaillard, routier, pas du tout impressionné par une ceinture noire ni même au courant des us et coutumes de la discipline.  » je fais ce que je veux alors ?! » lança-t-il avec un large sourire ? Et patatra. Il plongea dans les jambes du président comme un bourrin. Vingt kilos de différence, le président se retrouve sur le dos à faire le scarabée renversé. La rencontre était amicale, les deux étaient sur leurs gardes, mais l’un avait l’initiative et l’autre était formaté par sa pratique et ses schémas. Oh bien sûr, il y eut un « second tour », et notre routier s’est pris un coup de genou au plexus qui l’arrêta net, mais dans un cadre martial, et pour ce qui me concerne c’était trop tard.

Dans la vie, on a bien souvent pas de seconde chance.

« La vague Draupner »

Pendant des siècles, les marins ont rapporté l’existence de vagues gigantesques, surgissant de nulle part, et dévastant tout sur son passage. Attention, je ne parle pas d’une mer démontée où une vague plus grosse que les autres, vient emporter le navire ; une déferlante ne laissant aucune chance au malheureux navigateur, quel que soit par ailleurs non niveau d’expertise.

Non, en fait, ce que le commun des mortels a considéré de tout temps comme des légendes de marins ayant trop abusé du rhum en escale, a été mesuré pour la première fois en 1995. On a appelé ce phénomène la vague de Draupner. Un monstre gigantesque surgit de nulle part. 26 mètres, en l’occurrence, pour ce qui a été mesuré alors ! Les « légendes » rapportées par les marins prenaient ainsi une toute autre dimension. Et que cette vague soit due à un remous provoqué par un Kraken, autre monstre aquatique antique, ou quelque tentative plus ou moins scientifique tentant d’expliquer le phénomène après coup, ne change rien à l’affaire de celui qui se trouve pris dans la tourmente.

Un Black Swan dans un marché financier ou ailleurs, une vague Draupner sur une mer calme ou dans la vie, ça existe, c’est puissant et violent et chacun fait ce qu’il peut pour y survivre.

La moindre des choses pour le pratiquant d’une discipline martiale, qui par essence à trait à des notions de vie et de mort, c’est d’avoir la sagesse de reconnaître ces deux vérités.

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